Scientifiques muselés : l'étau se resserre

Elizabeth May

J’avais d’abord eu l’intention de rédiger cette chronique à propos de mon séjour à Washington, DC, les 7 et 8 février, soit après ma rencontre avec les sénateurs et les membres du Congrès des États‑Unis pour parler du climat et du pipeline Keystone XL. En résumé, mon séjour fut un succès sur toute la ligne en ce qu’il m’a permis de nouer des liens avec de fervents partisans de l’action climatique. Les choses commencent à bouger. L’organisme fédéral de reddition des comptes de l'administration publique des États‑Unis a décrété que les changements climatiques constituaient désormais un « risque élevé » étant donné le danger qu’ils représentent pour les finances de l’administration fédérale.

J’avais convié les journalistes à un point de presse le vendredi après-midi à 16 h, puisque c’était un des rares moments où je n’étais pas en réunion. Par un hasard extraordinaire, le ministre canadien des Affaires étrangères John Baird était de passage à Washington, DC, la même journée et donnait une conférence de presse conjointe avec le secrétaire d’État américain John Kerry à 14 h. Grâce au ministre Baird, ma conférence de presse bénéficia d’une couverture médiatique exceptionnelle. #synchronicité dirait-on dans la twittosphère.

Pour donner suite à ma dernière chronique, le président des États-Unis Barack Obama a consacré une part importante de son discours sur l’état de l’Union à l’action climatique. Tandis que le Globe and Mail parlait d’une « surprise », les lecteurs du Island Tides s’y attendaient sûrement.

Bien qu’il n’y ait pas grand-chose à dire à propos des événements à Washington, de nouveaux développements dans la campagne de répression de la science canadienne nous obligent à réagir rapidement. « Absurde » est un qualificatif souvent utilisé par les médias pour dénoncer cet état de fait.

En octobre 2011, j’écrivais dans le Island Tides à propos du bâillon imposé aux scientifiques de Pêches et Océan Canada (POC). La scientifique au cœur de la tourmente, Kristi Miller, avait acquis une certaine notoriété parmi ses pairs lorsque les conclusions de ses travaux sur les virus liés à l’exploitation salmonicole avaient été publiées dans la prestigieuse revue scientifique internationale Science. Pourtant, lorsque Science a voulu obtenir une entrevue avec Mme Miller, le Bureau du Conseil privé lui a ordonné de refuser.

Il semblerait que cet événement suivi d’autres, similaires, ayant galvanisé l’opinion publique, y compris l’affaire des chercheurs d’Environnement Canada affectés à la couche d’ozone, ait convaincu le Cabinet du premier ministre que les accords contractuels avec les scientifiques leur accordaient beaucoup trop de liberté. Ainsi, depuis le 1er février 2013, de nouveaux règlements obligent tous les scientifiques affectés à des projets affiliés à POC dans la région du Centre et de l’Arctique à traiter toute l’information comme étant la propriété intellectuelle de POC. Ce n’est pas tout, ils doivent attendre l’approbation du Ministère avant de transmettre leurs conclusions à une revue scientifique.

Cette histoire a été dévoilée en primeur par un brillant journaliste du quotidien en ligne iPolitics, Michael Harris. Harris est un des rares journalistes à avoir choisi de plonger dans les affres de cette répression généralisée, de cette éviscération de la science et de ce rejet du principe de la prise de décisions fondées sur des données probantes orchestrés par une capitale soumise à la vision harpérienne.

La réaction de POC n’a pas tardé – le Ministère a attaqué l’auteur directement sur son site Web :

 [Traduction]

« L’article publié par Michael Harris le 7 février 2013 dans iPolitics est sans fondement. Il n’y a eu aucun changement à la politique du Ministère en matière de publication. »

Harris admet avoir été surpris. Il avait confirmé le changement de politique avec plusieurs scientifiques, à l’extérieur de POC. Il rappela Jeff Hutchings de l’Université de Dalhousie, qui confirma à nouveau les changements. Puis Harris reçut un appui inespéré – un scientifique de POC, sous couvert de l’anonymat, lui transféra le courriel expédié par Michelle Wheatley, directrice scientifique de la région Centre et Arctique, pour expliquer la nouvelle politique en matière de publication.

L’expéditeur anonyme était très clair : « Voici le courriel reçu de ma directrice le 29 janvier 2013; "Objet : Nouvelles procédures du Comité d’examen des publications pour Sciences, C. et A.". » Le courriel, transféré dans son intégralité, commençait ainsi : « La présente porte sur les nouvelles procédures du Comité d’examen des publications pour Sciences, C. et A…. »

Le courriel mentionnait également que la nouvelle politique entrerait en vigueur le 1er février 2013.

Le scientifique anonyme concluait sur ces mots : « À vous de décider qui a menti. »

Quelques jours après que POC ait cherché à nier les faits, le Vancouver Sun affirmait en grande primeur qu’un scientifique américain collaborant avec POC refusait de signer la nouvelle entente. Estimant que l'entente constituait « un outil de censure éventuel », Andreas Münchow de l’Université du Delaware dit au Sun « je ne signerai pas ». Münchow et des fonctionnaires de Pêches et Océans Canada collaboraient depuis 2003 sur un projet de recherche sur l’analyse des courants océaniques dans l’Arctique.

En 2003, au début du projet de recherche concerté, les règlements encadrant la publication de données étaient bien différents : « Les deux parties peuvent obtenir sans contrainte les données du projet et tout autre renseignement se rapportant au projet, lesquels peuvent être utilisés, diffusés ou publiés en tout temps par toute partie. »

À peine quelques jours après l’entrée en vigueur des nouveaux règlements en matière de publication, soit le 7 février, le Ministère transmit un autre courriel à ses fonctionnaires : ils devraient désormais obtenir l’autorisation du gouvernement avant de postuler pour une bourse de recherche.

La tendance est claire : il ne suffit pas de museler les scientifiques comme Kristi Miller lorsque les conclusions de leurs travaux sont publiées, il faut intervenir et garrotter la science beaucoup plus tôt dans le processus. Il faut empêcher les conclusions des travaux de recherche d’être publiés dans les revues scientifiques; empêcher les scientifiques de collaborer avec leurs pairs; empêcher les scientifiques de postuler pour des bourses de recherche; empêcher la science d’exister.

L’élimination de plusieurs directions vouées à la science au sein du gouvernement fédéral, la réduction des budgets alloués à la science et à présent l’application d’un veto ministériel sur les bourses de recherche ou sur la publication de données dans les revues révisées par des pairs s’inscrivent dans une stratégie plus large, qui consiste à démanteler de façon systématique tout aspect des activités gouvernementales pouvant faire ombrage à la logique de l’expansion rapide de l’exploitation des combustibles fossiles.

Qualifier cette vision d’absurde me semble bien inadéquat. C’est plutôt l’équivalent de l’âge des ténèbres… au 21e siècle. C’est un autodafé public et la place grouille de superstitions obscures aux relents moyenâgeux. C’est l’administration lente et progressive d’un poison intraveineux à une démocratie agonisante.

Paru initialement dans le Island Tides.