Petit guide pratique du piège orwellien

Elizabeth May

Lorsque j’ai entendu que ForestEthics, un groupe que le Cabinet du premier ministre a qualifié d’« ennemi » du programme du Cabinet dans une note de service, a décidé de diviser ses activités pour créer une division distincte, j’ai pensé « quel courage! » Le fait que le personnel-cadre du CPM a fait pression sur le principal bailleur de fonds du groupe, Tides Canada, pour qu’il cesse de soutenir les travaux de conservation de ForestEthics (ce que confirme la note de service obtenue en vertu de la Loi sur l’accès à l’information), aurait été en soi un scandale aberrant il y a une dizaine d’années à peine. Aujourd’hui, il faut vraiment tendre l’oreille pour entendre le murmure de contestation étouffé parcourir une nation frileuse qui, de toute évidence, s’est laissée peu à peu engourdir et a perdu ses repères devant la répression de la dissidence – comme la fameuse grenouille que l’on amènerait lentement au point d’ébullition dans un bouillon politique toxique.

Il devient de plus en plus évident que l’effet paralysant des tactiques d’intimidation et de menaces dirigées contre tous les organismes non gouvernementaux et de bienfaisance et la menace de « nouvelles sanctions » encore floues (promises à la page 232 du budget 2012) font taire les critiques. Alors que je me serais attendue à voir une phalange de directeurs généraux des principaux organismes nationaux voués à la conservation et à la défense de l’environnement monter aux barricades pour dénoncer d’une seule voix l’anéantissement de plusieurs décennies d’efforts pour la protection de l’environnement, j’entends à peine une grogne timide provenant des plus courageux. Ce n’est pas une critique que j’adresse à mes anciens collègues. Quand on ignore quelles seront les nouvelles règles, notre devoir envers notre organisation nous oblige à tout mettre en œuvre pour éviter les déficits, et lorsque l’argent se fait rare et les menaces abondent, il est difficile de savoir comment réagir.

Et voilà que ForestEthics fait son entrée. Valerie Langer – celle qui a participé au barrage du lac Kennedy, où elle n’a pas hésité à s’enchaîner à un rondin suspendu dans le vide pour rallier des milliers de personnes afin de dénoncer les vastes parcelles de forêt brûlées puis coupées à blanc dans la petite localité de Clayoquot Sound à l’été de 1993 et pour mettre un terme à la destruction des anciennes forêts pluviales tempérées, celle qui est ma bonne amie depuis plusieurs années – a courageusement pris position. Valerie œuvre au sein de ForestEthics depuis de nombreuses années. Loin de ses actes de désobéissance civile des années 1990, elle et ForestEthics ont innové en créant des campagnes axées sur le marché de masse pour interpeller des géants du catalogue tels que Victoria’s Secret ou encore développer une économie locale grâce à la fabrication de jouets par la Première Nation Heiltsuk. ForestEthics a trouvé des solutions qui font consensus auprès des intervenants et des dirigeants de l’industrie forestière. ForestEthics est beaucoup trop efficace pour le régime Harper. Clayton Ruby a accepté d’assumer la direction de ForestEthics Advocacy – une nouvelle organisation qui ne cherchera pas de fonds de bienfaisance pour financer son travail. Ruby a d’ailleurs expliqué cette décision : « Il faut redoubler d’efforts pour défendre l’environnement; ce n’est pas le moment de baisser les bras. Les défenseurs de l’environnement doivent parler plus fort au lieu de se taire. »

Cette annonce commençait à peine à filtrer dans les médias que les stratèges en communications du Cabinet du premier ministre étaient déjà à pied d’œuvre pour émettre une « alerte info. »

De : Alerte-Info-Alert [mailto:Alerte-Info-Alert@pmo-cpm.gc.ca]
Envoyé : Mardi 17 avril 2012, 19 h 03
À : Alerte-Info-Alert <Alerte-Info-Alert@pmo-cpm.gc.ca>
Objet : Legitimate Charities/Organismes caritatifs
 
Organismes caritatifs

Le droit canadien réserve depuis longtemps les généreux avantages fiscaux associés au statut d’organisme de bienfaisance aux organismes qui concentrent leurs efforts sur des œuvres de bienfaisance – pas la politique. Malheureusement, certains organismes ont abusé de la générosité des contribuables pour servir leurs propres intérêts politiques.

Dans le Plan d’action économique 2012, notre gouvernement annonçait son intention d’accroître la transparence et la reddition de comptes des organismes de bienfaisance par rapport à leurs activités devant les Canadiennes les Canadiens.

Mais cela s’est avéré beaucoup trop demander pour au moins un organisme radical, qui a annoncé aujourd’hui la création d’un groupe autonome chargé uniquement de défendre ses intérêts politiques.

ForestEthics est peut-être le premier groupe radical à admettre que ses activités, pour lesquelles il a bénéficié de nombreux avantages fiscaux aux frais des contribuables canadiens, n’avaient rien de caritatif.

Après tout, les organismes légitimes, dont les activités sont véritablement caritatives, n’auraient aucune raison de changer leurs modus operandi.

De : Alerte-Info-Alert [mailto:Alerte-Info-Alert@pmo-cpm.gc.ca]

Bien sûr, vous avez raison. Seuls les organismes ayant quelque chose à craindre sont prêts à mettre leurs craintes de côté. Seuls les gens qui ont quelque chose à cacher s’opposeront à la divulgation systématique, sans mandat, de leur adresse de courriel, de leur numéro de téléphone et de leurs données hébergées chez leur fournisseur d’accès Internet. Bien sûr. Seule une personne qui fait quelque chose d’illégal s’opposera aux peines minimales obligatoires ou aux arrestations préventives. C'est bien évident.

Et lorsqu’un groupe voué à la conservation, incertain des mots qu’il convient de choisir dans ce monde nouveau où les 10 % d’actions juridiques menées par les organismes de bienfaisance les exposent à un harcèlement constant et à la perte de leur statut d’organisme de bienfaisance, décide de renoncer volontairement à son statut d’organisme de bienfaisance, il s’attire les foudres du Cabinet.

Voilà mon pays. Les actions de ce cabinet appartiennent à un autre pays, à d’autres temps. Peut-être un pays tel que celui décrit par Georges Orwell, où une « alerte info » peut servir d’outil de propagande et de salissage. Ce cabinet dépense davantage pour ses « agents d’information » que toute autre administration ne l’a fait jusqu’à maintenant. C’est cela, abuser de l’argent des contribuables; ce gang-là consacre 10 millions de dollars par année pour ses opérateurs politiques de l’ombre et ses « alertes info. » Ce cabinet-là n’a rien à faire au Canada.