Les indignés

Elizabeth May

S'il y a
une critique facile sur laquelle se rabattent les médias entourant le mouvement
des indignés qui occupent les villes, c'est bien qu'il ne présente aucune série
de demandes cohérentes, qu'il n'a aucun chef apparent ni aucune organisation
clairement définie. Pour les commentateurs canadiens, y compris les
représentants du gouvernement comme le ministre des Finances Jim Flaherty,
le commentaire paresseux qui enfonce le clou est sans doute celui-ci
(reformulation) : « Le Mouvement est peut-être légitime aux États‑Unis,
où les disparités sont évidentes, mais notre société n'est pas inéquitable. La
grogne des 99 % contre le 1 % ne s'applique pas chez nous. »

Une grande
part de ce que nous connaissons sous la grande bannière du mouvement des
indignés – avec ses manifestations locales dont #occupywallstreet,
#occupylondon, #occuponsmontreal, #occuponsquebec, #occupyottawa, et ainsi de
suite – me rappelle un discours puissant que j'ai entendu à
l'automne 2001. Cela se passait à peine quelques semaines après les
attaques terroristes contre les tours jumelles du World Trade Centre et le
Pentagone ainsi que le détournement d'un avion civil. J'avais été invitée à
présenter une conférence au Réseau des subventionneurs en environnement du
Michigan. L'invitation faite par ce groupe de fondations étatsuniennes très
influent était quelque peu inhabituelle, puisque les subventionneurs rechignent
à inviter les bénéficiaires de leur générosité (comme le Sierra Club du Canada)
à s'asseoir à leur table. J'ai reçu des directives très claires suivant
lesquelles je ne pouvais pas demander de soutien pendant le banquet, mais quoi
qu'il en soit, on m'a demandé de parler de questions transfrontalières
(Canada-États-Unis).

Mon voyage
là-bas fut très intéressant surtout parce qu'il m'a permis d'entendre le
conférencier d'honneur, Bill Moyers, un privilège qui est loin d'être
donné à tout le monde. Moyers était à vif depuis les événements du
11 septembre et la réaction de l'administration Bush. Il a entamé son
discours en soulignant que les héros du 11 septembre travaillaient tous
dans la fonction publique; il a rappelé que, malgré les décennies passées à louanger
le secteur privé et à bouder le secteur public (le mantra hérité de l'ère
Reagan-Thatcher), en temps de crise, c'était le secteur de la santé publique,
les pompiers et les policiers qui risquaient leur vie et étaient dignes de nos
louanges, comme aujourd'hui.

Il a passé
au peigne fin la réaction de l'administration de George Bush aux
événements du 11 septembre pour démontrer comment elle avait élargi la
liste d'avantages accordés aux plus nantis. En effet, les impôts sur l'avoir des
très riches ont été réduits pour stimuler l'économie, fortement ébranlée par
les attaques (comme si des preuves avaient existé pour confirmer qu'une telle
approche était bénéfique, sinon pour aider les très riches à devenir encore
plus riches). Pendant ce temps, on demandait au peuple américain d'acheter plus
d'autos; je l'ai vu moi-même au téléjournal. Mais je n'avais pas réalisé que,
comme le dit si bien Moyers, « les déductions pour les trois dîners
cocktail étaient de retour. » Bien entendu, Naomi Klein n'avait pas
encore écrit Shock Doctrine, mais
si ça avait été le cas, j'aurais sans doute pensé « ah oui, voilà comment
ils font. »

La colère
de Moyers a atteint son paroxysme lorsqu'il a dit (et ses mots sont gravés dans
ma mémoire) : « Ces gars-là savent que le sacrifice est l'affaire du
petit peuple; la guerre des classes s'est jouée au cours de la dernière
décennie, et il y a longtemps qu'ils se sont déclarés gagnants. »

Depuis ce jour, l'avarice
du 1 % n'a fait qu'empirer. L'économie « de casino », aussi
appelée « capitalisme de casino », a favorisé la création d'activités
économiques fictives pour créer de l'argent à partir de rien, du néant – l'achat
et la vente de mauvaises créances sur papier nécessitent peu ou pas de capitaux
propres; la création de dérivés tous plus intéressants les uns que les autres;
les fonds spéculatifs. Le pire exemple est sans doute celui de Goldman Sachs,
qui incite ses clients à acheter des investissements, tandis que
Goldman Sachs mise ses propres fonds sur l'effondrement de ces mêmes investissements.
Dans un
discours prononcé jeudi
dans le parc Zuccotti de New York, avant son
arrestation, l'ancien journaliste au New York Times,
Christopher Hedges, raconte comment Goldman Sachs continue de faire
main basse sur le trésor public :

[Traduction]

« Goldman Sachs,
qui a reçu plus de subventions et une plus grande part des fonds prévus au plan
de sauvetage que n'importe quelle autre maison de courtage parce que la Réserve
fédérale américaine l'a autorisée à devenir une société de portefeuille bancaire
au vu de la « situation d'urgence », s'est accaparé les milliards de
dollars provenant des contribuables pour s'enrichir puis récompenser ses hauts
dirigeants. En effet, ses cadres supérieurs ont reçu des primes à la hauteur de
18 milliards de dollars en 2009, de 16 milliards en 2010 et de
10 milliards en 2011. Ces transferts de richesse massifs vers le haut par
les administrations Bush et Obama, aujourd'hui estimés entre 13 et
14 billions de dollars, ont été empochés par ces mêmes personnes qui s'étaient
rendues coupables de diverses fraudes et autres activités criminelles au lieu
de servir à aider les victimes ayant perdu leur emploi, leurs économies et, souvent,
leur maison. » [http://www.nationofchange.org/
en anglais seulement]

En effet,
les abus étaient bien pires aux États-Unis, mais nos banques et le gouvernement
Harper n'y étaient pour rien. Quand nos banques ont voulu fusionner et investir
le marché mondial, le gouvernement libéral précédent et l'ancien ministre des
Finances Paul Martin ont refusé, déchaînant la colère du milieu des
affaires et des banques.

Quoi qu'il
en soit, le fossé entre les riches et les pauvres ne cesse de s'agrandir au
Canada, et ce, encore plus rapidement qu'aux États-Unis. Des analyses solides
et bien étoffées, comme Spirit Level:
Why greater equality makes societies stronger
(Wilkinson and Pickett,
Bloomsbury Press, 2009), révèlent que les sociétés les plus dynamiques et les
plus résilientes sont celles où la classe moyenne est la plus forte et où
l'écart entre riches et pauvres est le moins prononcé. Pourtant, l'attitude de
compassion représentée par le filet social du Canada est érodée presque
quotidiennement.

Ce fossé de
plus en plus profond ne constitue pourtant que la pointe émergée de l'iceberg
des raisons pour lesquelles le mouvement des indignés qui occupe nos villes est
important. Dès que les villes se lassent des campements, la pression monte pour
tenter de disperser les manifestants. On constate avec ironie que c'est la
présence des itinérants et des personnes atteintes de troubles mentaux ou
dépendantes des drogues ou de l'alcool qui pose les plus gros défis aux
manifestants. Les manifestants d'Occupons Ottawa ont parlé ouvertement des
défis posés par les itinérants qui rejoignent leur campement, attirés par les
repas gratuits et le répit qu'il procure contre les préjudices de la société.
Le décès d'une itinérante au campement de Vancouver dénote l'urgence d'assurer
la sécurité des manifestations plutôt que d'y mettre fin.

Nous
faisons tous partie de ce 1 % lorsqu'il est question des richesses de
notre planète, lorsque la consommation devient plus importante que notre propre
survie. L'économiste David Korten a qualifié ce conflit de « lutte
entre la vie et l'argent. » La crise climatique est alimentée par les
mêmes éléments aveugles fermement convaincus que NASDAQ et Dow Jones sont
des mesures précieuses. Si, comme l'affirme une majorité de scientifiques, nous
perturbons le climat mondial au point de menacer l'avenir de nos enfants, à
quoi cela peut-il bien servir d'investir dans un bon portefeuille? Si vous
n'avez pas de repères religieux, alors pardonnez-moi et acceptez ces quelques
paroles bibliques comme une provocation de l'esprit : « Et que
sert-il à un homme de gagner tout le monde, s'il perd son âme? »

Bien
entendu, le mouvement des indignés se situe à l'extérieur des dogmes politiques
et n'a pas de chef. Et pourquoi en serait-il autrement? Les soi-disant chefs
ont tous succombé à la grande escroquerie du siècle – la soi-disant croissance
économique mondiale.

Si nous
parlions en ces termes, les grands prêtres de l'économie, que ce soit Harper,
Obama ou Cameron, nous accuseraient d'hérésie. Ainsi, les indignés se
rassemblent dans des campements en une sorte d'affiliation libre pour articuler
un message, pour dénoncer la pourriture qui sévit au cœur même de notre belle
et grande société moderne, pour nous prévenir que nous sommes involontairement
engagés sur la voie d'un suicide collectif mondial.

Personne ne
veut être le premier à dire : « Excusez-moi, mais cet asile est-il
dirigé par des fous? Pouvons-nous enfin avoir une économie dynamique, avec un
capitalisme et des bénéfices d'entreprise qui servent les intérêts des
collectivités et respectent les directives énoncées par des gouvernements
démocratiquement élus? »

Laissons
les verts être les premiers à le dire. Laissons nos politiques éclairer la
lanterne de ceux et celles qui sont prêts à combattre les menaces qui pèsent
sur notre avenir avec lucidité et sans peur. #Occuponsnotreavenir. Amenez vos
tentes.