La responsabilité

Elizabeth May

L’époque où le jeune chef du tout nouveau Parti conservateur (créé à la suite de la fusion du Parti progressiste-conservateur et de l’Alliance Party) a participé aux élections semble bien lointaine. La campagne électorale de 2004 s’est terminée par une maigre minorité du Parti libéral. Dix-huit mois plus tard, ce même chef des conservateurs mènera son parti au pouvoir après une campagne disciplinée et bien centrée sur un message principal : obliger le gouvernement à rendre des comptes.

La victoire de Stephen Harper en 2006 repose en grande partie sur le scandale des commandites. Ironiquement, l’animosité de l’ancien premier ministre Paul Martin envers son adversaire politique (et ancien premier ministre) Jean Chrétien a contribué à la défaite des libéraux. Si Martin avait traité le scandale d’une autre façon, en le considérant comme le prix à payer pour sauver le pays, il aurait peut-être survécu à cette élection. Mais il était tellement scandalisé de découvrir que des milliers de dollars avaient été détournés pour des agences publicitaires libérales et des pots-de-vin qu’il a demandé à John Gomery de mener une enquête. Nous connaissons le reste de l’histoire.

Avec cette prorogation du Parlement, le mot « responsabilité » résonne à nouveau dans le pays. Cette fois, cet appel cible le premier ministre le plus irresponsable de l’histoire canadienne.

Ceux qui espéraient que le gouvernement devienne vraiment responsable, soit avec la réduction de l’influence des lobbyistes et un véritable engagement à concrétiser les promesses électorales, ont vraiment déchanté. Le Parlement a bien adopté une Loi fédérale sur la responsabilité, mais cette dernière négligeait environ 30 des mesures importantes promises par Harper lors de la campagne de 2006. D’ailleurs, après l'adoption du projet de loi, le gouvernement a effacé le « devoir de s'acquitter de ses fonctions honnêtement », instauré pour les hauts fonctionnaires et les membres du cabinet.

Le gouvernement s’est dérobé à son obligation à rendre des comptes en ignorant des projets de loi adoptés au Parlement qu’il ne voulait pas (le projet de loi obligeant l'instauration de mesures pour contrer les changements climatiques) ou qu’il souhaitait instaurer au départ, mais qui se sont révélés incommodes pour lui (la loi sur les élections à date fixe).

Plusieurs personnes ont fait le lien entre la dernière prorogation du Parlement et le souhait du gouvernement d’étouffer les débats sur les allégations de torture des prisonniers afghans. Richard Colvin, ce fonctionnaire fédéral particulièrement honnête, a témoigné devant la commission parlementaire. Il a déclaré à celle-ci que les prisonniers que l’armée canadienne remettait aux autorités afghanes n’étaient pas toujours des combattants. Certains étaient des chauffeurs de taxi, des agriculteurs, donc des personnes qui se sont retrouvées au mauvais endroit au mauvais moment. Il a déclaré qu’il était pratiquement certain que ces prisonniers seraient torturés et qu’il en a informé Ottawa. Puisqu’il est un fonctionnaire haut placé des services extérieurs à Washington, il ne correspond pas vraiment au profil du dénonciateur. Cette semaine, son avocat a accusé le gouvernement d’exercer des représailles sur son client en refusant de payer ses frais juridiques. La vérité est encore plus étrange et plus machiavélique. Il s’avère que lorsque Colvin a donné son premier témoignage, un avocat du ministère de la Justice lui a offert de devenir son conseiller. Sachant bien que ses intérêts juridiques et ceux du gouvernement pourraient diverger, Colvin a immédiatement refusé cette offre. Par la suite, les avocats du ministère de la Justice ont déclaré que puisque ce dernier a déjà été un de leurs clients, toutes ses communications, y compris les courriels de l'époque où il tirait la sonnette d'alarme sur la torture, étaient « protégées par privilège ». Ces prétentions bidon de violation du secret professionnel bloquent la publication des documents prouvant que Colvin dit la vérité.

Le degré d’irresponsabilité du gouvernement choquerait même les conservateurs traditionnels. Nous n’avons qu’à repenser au genre de scandale où le gouvernement a dépensé les deniers publics de façon éhontée pour améliorer ses intérêts électoraux. En la matière, les tactiques de Stephen Harper font du scandale des commandites un pique-nique du dimanche. Il abuse des bulletins parlementaires, des publications financées par les contribuables, pour submerger les électeurs de propagande partisane. Les libéraux ont abandonné l'idée de surveiller l’utilisation de ces dépliants; ils font maintenant de même.

Pendant ce temps, le gouvernement fait l'oreille sourde aux demandes d'explication des sommes dépensées pour faire la promotion des merveilles du programme de stimulation économique. La députée libérale Martha Hall-Findley a accusé le gouvernement d’avoir dépensé un million de dollars en un jour pour organiser la dernière mise à jour du programme de stimulation en septembre dernier. Aucun député du gouvernement n'a démenti des accusations. L’automne dernier, le gouvernement a dépensé des millions de dollars pour inciter les électeurs à ne pas ralentir le processus d’adoption du programme, comme si une élection allait avoir cette conséquence. Ce dernier n’a pas rendu de comptes sur les montants dépensés en publicités.

Le mois dernier, j’ai rencontré Kevin Page, le directeur parlementaire du budget. Il a indiqué, à raison, que le Canada était aux prises avec un déficit structurel grave. Le gouvernement Harper nie ce fait pourtant indéniable.

Le gouvernement a mis sur pied son programme de stimulation économique sans inclure de mécanismes pour déterminer si l'argent a été dépensé pour les objectifs prévus. Pendant ce temps, aux É.-U., le président Obama crée des sites Web pour permettre à ses citoyens d'analyser tous les projets. Lorsque nous lui demandons comment le Canada compte faire le suivi des milliards dépensés, le ministre des Transports, John Baird, balaye les appels à la reddition des comptes du revers de la main. Aussi incroyable que ça puisse être, il a déclaré que ce n’était pas le rôle de la « grosse machine de l’État » de procéder à ces vérifications. Comment est-il possible que ce ne soit pas le rôle du gouvernement de vérifier s'il utilise les deniers publics de façon adéquate? Et pourtant, si nous nous fions davantage au message qu’au sens; il diabolise les demandes de reddition de comptes en les décrivant comme des intrusions d’un gouvernement tentaculaire.

Ce n’est que la pointe de l’iceberg. Il ne fait pas de doute qu’il y a eu d’autres politiciens qui, une fois au pouvoir, on agi d'une façon qu'ils auraient méprisée s’ils étaient dans l'Opposition. Mais Stephen Harper, en refusant si cyniquement de rendre des comptes, a porté l’hypocrisie à des sommets jamais imaginés.